Comme la fois où j’ai voulu manger mon steak à la cuillère.

Après quelques mois de gros froid cet hiver, le paysage blanc-comme-un-blanc-d’oeuf-blanc du Québec a commencé à me faire broyer du noir. Et je crois que j’aurais pu facilement sombrer dans une déprime saisonnière si ce n’était de mon corps qui a décidé de m’envoyer quelques signaux d’alerte pour me faire réagir. Tout a débuté avec des problèmes de vision : j’ai soudainement commencé à voir les gens en double, en triple et parfois même en quadruple. Les gens en Canada Goose surtout. Il y a ensuite eu cette rage de viande incontrôlable qui s’est emparée de moi. Je ne parle pas ici d’une rage qu’une dinde du réveillon aurait pu assouvir. Même trempée dans la sauce aux atacas, la dinde n’a rien d’une viande rouge. C’est plutôt une simili viande qui me simili rassasie lorsque j’ai simili faim. Je parle ici d’une rage de vraie viande, une viande qui pourrait nourrir quelqu’un qui s’appelle Jacques ou Normand par exemple, ou un membre de l’équipe des bleus. Et j’ai eu beau manger du Beef Jerky, des tartares à la tonne et même des repas Hungry-Man, il n’y avait rien à faire : ma rage persistait. C’est ainsi que j’ai décidé de plier bagage et suis partie pour l’Argentine. Ma quête : trouver le steak ultime.

Un ami qui revenait de Buenos Aires m’avait mis dans la tête que le steak argentin était si tendre qu’on pouvait le manger avec une cuillère. Ça tombe bien, j’ai d’emblée un faible pour tous les aliments qui se mangent avec une cuillère : gruau, pudding au riz, crème glacée. Sans oublier les verrines aux couleurs de la fierté gaie. Mais j’ai encore plus de sympathie pour les aliments qu’on choisit volontairement de manger avec une cuillère, simplement pour se la jouer ou pour jouer avec sa nourriture. Comme les pâtes. Le jour où j’ai découvert qu’on pouvait les embobiner sur elles-mêmes plutôt que les déchiqueter, ces bons vieux spaghatt ont regagné une certaine dignité à mes yeux. J’ai même presque eu envie de leur redonner leur « i » en fait. Il faut dire que je partais de loin, faisant partie de ces pauvres âmes qui coupent leurs pâtes en passant leur couteau à travers les dents de leur fourchette, bruits désagréables inclus, amour-propre exclus.

Suivant les bon conseils du Lonely Planet, du Petit futé et du Wallpaper, je me rends donc au restaurant La Cabrera dans la capitale argentine pour assouvir mon désir de viande. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’étrange pressentiment que je me dirige tout droit vers un attrape-touriste. Mon sixième sens, me direz-vous. Heureusement, le line-up à l’entrée du restaurant a vite fait de me rassurer. Si je me fie à L’Académie sur St-Denis, je sais qu’un line-up est un gage de qualité.

Selon les recommandations de mon serveur, Jorges (prononcer « rhhhorhhhé »), j’opte pour le ojo de bife. Ça m’inquiète un peu que la traduction intégrale de mon plat soit « oeil de boeuf » mais bon, je fais confiance à Jorges (prononcer « hhhorrrhai »). Bizarrement, mon plat ne vient pas avec une cuillère. Et comme pour enfoncer encore plus la non-cuillère dans la plaie, on prend même la peine de m’apporter un couteau on ne peut plus coupant. Un couteau qui me sourit de toutes ses dents. Je ravale ma déception de travers et me décide tout de même à attaquer la pièce qui se trouve devant moi. C’est tendre. C’est très tendre. C’est vraiment très tendre comme dans « je viens de mordre dans une bouchée de gras ». Ça me roule dans la bouche et me lève le coeur aussitôt. Ça me rappelle le temps où je tombais sur un nerf dans l’une de mes six McCroquettes. Au moins, à l’époque, mon haut-le-coeur venait en combo avec une bébelle en plastique pour me consoler. J’essaie tant bien que mal de dissimuler mon dégout à mes pairs en mâchant mon morceau de gras AAA d’une dent ferme et décidée. Je mâche d’arrache-pied et d’arrache-dent en même temps. Je mâche et mâche encore comme si j’étais assise au banc des Blue Jays et que c’était ma job de chiquer ma vie. Mon morceau a maintenant la texture d’une gomme. Une gomme qui rebondit entre mes dents mais ne diminue jamais. Une gomme qui dure extra-trop-longtemps. Et j’ai peur que si je me décide à l’avaler tout rond, elle reste coincée dans mon estomac pendant des mois. C’est finalement après avoir vérifié que Jorges (prononcer « wrowre ») ne m’avait pas dans son champs de vision, que je réussis à aller coller subtilement ma gomme de gras sous la table.

Mon conseil, si vous allez à La Cabrera, demandez à Jorge (prononcer « wre ») qu’il vous apporte le lomo de bife (filet mignon) plutôt que le ojo de bife. Et si vous choisissez d’opter tout de même pour l’oeil de boeuf, assurez-vous d’avoir la dent dynamique cette soirée-là. Car je mettrais ma main au feu que c’est cette pièce de viande qui a inspiré le fameux poverbe oeil pour oeil dent pour dent.

Publicité
Cet article, publié dans Argentine, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s